Allons-nous vers une guerre des quotas dans le ciel européen ?

L’optimisme qui, au lendemain du salon aéronautique du Bourget, prévalait grâce aux nombreuses commandes d’avions engrangées par les deux grands constructeurs que sont EADS et Boeing, risque bien de marquer le pas à la lecture des nouvelles tensions qui apparaissent dans le ciel européen.

 

En cause, la directive européenne qui vise à intégrer les activités aériennes dans le système communautaire d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre, et qui prévoit d’étendre son champs d’application à toutes les compagnies qui se posent sur le sol européen à partir de 2012. Cette mesure aurait pour effet de concerner, entre autres, les compagnies chinoises et américaines or celles-ci s'opposent vigoureusement à des mesures qui, selon elles, sont illégales et ralentiraient fortement leur croissance.

 

Des mesures de rétorsion ont déjà été prises ; elles ont pour but de faire pression sur l'Europe. Les Chinois ont bloqué la commande de huit Airbus A 380 passée par Hong-Kong Airlines et les les associations des compagnies américaines (Air Transport Association of America, American Airlines, Inc.), invoquant l'illégalité de ces mesures, ont porté l'affaire devant la «High Court of Justice of England and Wales» qui a adressé une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne. Affaires à suivre donc..

 

Serait-on à la veille d'une guerre économique ? Cette hypothèse est sans doute prématurée, mais il est un fait que le problème déborde largement le secteur aérien et renvoie aux enjeux du protocole de Kyoto, que les deux principaux opposants à la directive européenne n'ont pas ratifié.

 

La Chine estime qu'un engagement de sa part à réduire ses émission reviendrait à renoncer, du moins en partie, à une croissance économique record, les Etats-Unis, quant à eux, attendent que les pays émergents, en voie de devenir les premiers pollueurs du monde, souscrivent à cette exigence avant de s'engager eux-mêmes. On est donc dans l'impasse.

 

Ce conflit impose de distinguer, d'une part, la décision unilatérale de l'EU de prendre en considération les émissions de GES émanant du secteur aérien et, d'autre part, la légitimité d'imposer ces mesures restrictives à des compagnies extra-européennes.

 

On pourrait d'emblée s'interroger sur la pertinence de cette question puisque le secteur aérien ne participerait qu'à hauteur de 3% aux émissions de GES dans le monde... On ajoutera que celui-ci, au contraire d'autres secteurs industriels, n'est pas concerné par le protocole de Kyoto et donc ne fait l'objet d'aucune restriction en dehors de la décision unilatérale de l'EU  de l'intégrer dans sa directive.

 

Or, à moins défendre les thèses des « climato-sceptiques » on ne peut considérer pour anecdotique le fait qu’au Royaume-Uni, par exemple, les émissions de CO2 issue du secteur aérien ont doublé entre 1990 (année de référence du protocole de Kyoto) et 2000, ce qui en dit long sur le potentiel de croissance dans des pays tels que la Chine ou l'Inde !

 

On en vient au coeur du problème : selon un rapport du GIEC, la croissance du secteur aérien est de 9% depuis les années soixante, donc plus de deux fois et demie supérieure à la croissance du PIB. Toute la question est de savoir si l'inéluctable expansion du trafic aérien au niveau mondial est compatible avec une réduction nette des émissions de GES, telle qu'elle est souhaitée par Kyoto. Une décision politique, seule apte à imposer une limitation  du trafic, et partant des émissions de GES, semble inéluctable. 

 

Personne ne contestera le droit des pays émergents, en premier lieu la Chine ou l'Inde, de jouir d'un bien social tel que les voyages en avion, d'autant qu'ils en ont les moyens financiers, mais cela ne peut mettre en cause le besoin impératif de prendre en considération le bien-être collectif mis en péril par le réchauffement climatique. Comment concilier l'expansion du trafic aérien et une réduction significative des émissions de GES ?

 

A moins d'attribuer un statut spécifique au secteur aérien, on ne pourra éluder la question de savoir qui pourra prendre l'avion ou  devra renoncer à le faire. Compte tenu de ces considérations liminaires, on comprend que la démarche européenne, pour louable qu'elle soit, se heurte à des difficultés qui tiennent autant à sa légitimité qu'à son opportunité, voire à sa praticabilité.

 

En termes de légitimité, il appartient à la Commission de faire appliquer la directive 2008/101/CE sous peine de se mettre en porte-à-faux par rapport à ses propres décisions ; mais est-il possible que ces mesures soient imposées aux pays extra-européens ? Si ce n'était pas le cas, cela engendrerait une distorsion de compétitivité entre les compagnies européennes, obligées de respecter la directive, et les autres compagnies.

 

Or, la conjonction d'un marché en expansion rapide et constante, et l'absence de contraintes pour les compagnies extra-européennes permettraient à ces dernières de prendre des parts de marché plus importantes sans contrepartie. On peut ajouter que les compagnies extra-européennes augmenteraient de manière significative leur niveau d'émission de GES, ce qui réduirait, voire annihilerait, l'efficacité de la directive.

 

Il va de soi que cette légitimité est contestée par la Chine, par exemple, qui voit dans les mesures imposées par l'Europe un frein important à la croissance de son secteur aérien alors qu'elle considère que le droit d'accès au transport aérien doit être le même pour tous. La question est de savoir si cet accès devrait être illimité ou soumis à un plafond. Dans ce cas, il serait injuste de taxer  les vols chinois dont les émissions seraient en de-ça du plafond fixé pour les compagnies européennes. 

 

L’argument avancé par les Américains est plus spécieux : ils arguent du fait que le survol du territoire européen ne représente qu'un faible pourcentage de la longueur des vols effectués et que, de ce fait, les mesures imposées par l'Europe sont illégales. Cela signifierait que le seul critère objectif serait la notion de territoire survolé, comme si les GES s'arrêtaient aux frontières ! La vraie dimension du problème est sa globalité et son objet est celui d’une distribution juste de l’accès aux ressources naturelles – la capacité de l'atmosphère à absorber le CO2 – et de la répartition du coût des conséquences – le changement climatique en l'occurrence -.

 

Si l'on s'interroge sur l'opportunité des mesures préconisées, on peut difficilement croire qu’il sera possible, sans agir sur la demande, de concilier un développement débridé du trafic aérien et une réduction nette des émissions de CO2 dans secteur aérien, et cela malgré les progrès technologiques et l’utilisation « partielle » de bio-carburants. Or, agir sur la demande, répartir le poids des contraintes liées aux externalités mais également aux adaptations économiques et sociales, implique un débat global dans lequel les seuls instruments économiques seront incapables de dépasser le clivage des intérêts tant nationaux qu'individuels.

 

Enfin, et c'est là que le bât blesse, qu'en est-il de la praticabilité de ces mesures ? Il est difficile d'imaginer une solution viable en dehors d'un accord de coopération mondial dont l'objectif serait de faire converger les courbes d'émission des GES dans le secteur aérien, en pondérant une diminution importante dans les pays développés et une augmentation plafonnée pour les autres. A défaut d’un tel accord, il est à craindre que nous assisterons à une guerre économique dont on peut anticiper que l'issue serait gravement préjudiciable à l'Europe. Ainsi les « trois petits pour cent » que représentent les émissions de GES du secteur aérien représentent un véritable défi pour la communauté internationale.