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Entre pessimisme morbide et béatitude bovine, quelle place reste-t-il pour la lucidité?

Lorsqu’un individu exprime l’idée d’une issue défavorable à une situation donnée ou à un projet, il est souvent qualifié de pessimiste et, de facto, ignoré et/ou écarté de tout processus de décision, afin que ses idées noires ne viennent - on ne sait jamais - jeter un mauvais sort sur une issue que d’aucuns souhaitent heureuse.

 

Voilà une acception commune que l’on trouve autant sur les réseaux sociaux - pouponnières par excellence des plus grosses conneries - que dans les conseils d’administration où l’expression du moindre scepticisme quant à l’issue favorable d’un projet présenté par un des membres pourrait bien être considérée comme un signe de défaitisme et, donc, d’incompétence ou, pire, de traîtrise. Comme quoi, l’ignorance et la paresse intellectuelle ne connaissent pas de frontière, ni de lieu, ni de milieu.

 

Le problème de cette définition, qui trouve par ailleurs parfaitement sa place dans un jeu de mots croisés, c’est qu’elle est porteuse d’une confusion entre deux éléments, pourtant hétérogènes, et qui sont, d’une part, l’évaluation d’une situation dynamique, d’un point de vue probabiliste, et d’autre part, le défaitisme, attitude qui exprime le sentiment d’impuissance et/ou de découragement que certains individus peuvent ressentir devant la complexité d’une situation, a priori, défavorable. 

 

Il existe pourtant une autre définition, certes un peu plus technique, mais qui, sous l’éclairage de deux  exemples, permettra à chacun(e) de lui reconnaître une certaine pertinence, ou non: « Le pessimisme, c’est croire que, dans un monde qui ignore la notion de bien ou de mal, la probabilité que quelque chose qui vous est favorable se produise est inférieure à l’inverse. » 

 

Cette définition, qui ne contredit en rien celle communément admise sur les réseaux sociaux, est plus en phase avec la dynamique complexe qui participe à la représentation d’un monde incertain, en l’occurence, la nôtre. De fait, il s’agit bien d’un calcul de probabilités qui, malheureusement, ne pouvant se faire de manière mathématique ( quoiqu’il existe des matrices qui permettent d’évaluer des situations à risque) fait l’objet d’une évaluation subjective, exposée, et c’est bien là le souci, à toutes sortes de biais cognitifs et, en particulier, à des biais de confirmation.

 

C’est-à-dire que, en fonction de nos dispositions émotionnelles, de nos expériences antérieures, de nos attentes, de nos peurs, de notre sens du contrôle perçu (être capable de faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui échappe à notre contrôle), de notre sentiment d’efficacité personnelle (de notre capacité à gérer une situation complexe), notre perception du monde n’est finalement qu’une représentation altérée par autant de lentilles déformantes qui se sont accumulées tout au long de notre existence.

 

Mais, venons-en au fait et commençons par le premier exemple(1). 

Imaginons un avion léger survolant une région particulièrement inhospitalière de l’Amazonie. L’avion, à bord duquel voyagent cinq passagers et le pilote, est en régime de croisière lorsque le moteur se met à tousser, laissant échapper une épaisse fumée noire. La pression d’huile étant tombée à zéro, le pilote n’a d’autre choix que de tenter un atterrissage d’urgence qu’il réussit grâce à son expérience, à ses compétences en matière de pilotage et à son sang froid.

 

Ils ont eu énormément de chance puisqu’ils n’ont à déplorer qu’un seul blessé (un passager souffrant d’une fracture de la jambe) et des dégâts matériels (la destruction totale de l’avion). En revanche, le lieu d’atterrissage (si on peut dire) se trouve à cent kilomètres du village le plus proche, situé en plein jungle tropicale.

 

Dans ces circonstances, croire que la probabilité de se faire mordre, piquer, avoir faim, soif ou être intoxiqué après avoir bu de l’eau fraîche mais grouillant de bactéries (pas toutes très sympas) est plus élevée que celle de voir Marion Cotillard, déboucher derrière un Samaùma (2) avec des boissons rafraîchissantes, une pharmacie, un téléphone satellite, un GPS, des tentes et des vivres pour tenir trois semaines, c’est, effectivement, avoir une vision pessimiste de la situation au sens de la définition. D’autres appelleront cela de la lucidité, mais bon… 

 

La vraie question qui se pose, la seule qui vaille la peine d’être posée, c’est: « Et maintenant, que fait-on?? ». 

Soit les survivants, se sentant perdus, préfèrent en finir, se laissent mourir ou se suicident pour en finir au plus vite, soit, à l’instar de Guillaumet, après son atterrissage/crash dans les Andes, ils décident de lutter pour survivre et commencent par récupérer ce qu’ils peuvent dans la carcasse de l’avion, prodiguent les premiers soins au blessé, fabriquent un abri ainsi que quelques sommiers de fortune afin de passer la nuit à l’abri de tout ce qui rampe, et élaborent un plan d’action.

 

Dans cette deuxième hypothèse, ce qui pourrait bien se définir comme un « pessimisme lucide » est, en réalité, une condition nécessaire mais non suffisante pour inverser la probabilité d’une situation critique. C’est là toute la différence qu’il y a entre « pessimisme » et « défaitisme », source de la confusion citée plus haut.

 

Le deuxième exemple met en scène un amateur de cinéma qui, de passage au festival de Cannes (3),  sort de la salle où vient d’être projeté le film « The Revenant », un western assez violent dans lequel Leonardo DiCapprio se fait « rosser » (quel euphémisme) par un grizzly dans la force de l’âge. Encore sous le choc de cette scène filmée avec beaucoup (trop?) de réalisme, notre amateur de cinéma, sentant le besoin de prendre un bol d’air, arpente avec détermination la jetée Joséphine Baker. 

 

S’il croit, dans ces circonstances, que la probabilité de tomber nez à nez avec un grizzly est  supérieure à celle de faire un frontal avec une « bimbo aux seins siliconés », alors, il s’agit là d’un exemple type de « pessimisme morbide » puisque cette issue étant « raisonnablement » impossible on comprend bien que l’évaluation de la situation est largement influencée par un état d’anxiété mortifère. 

 

D’un autre côté, la « béatitude bovine » exprime une sorte d’ataraxie, non pas en tant qu’aboutissement d’un travail sur soi qui nous ferait aimer les choses telles qu’elles sont, mais plutôt un état d’équilibre homéostatique déterminé par la touffe d’herbe que le bovidé perçoit juste devant lui.  L’évaluation critique de toute situation dynamique, notamment celle du mouvement des camions de transport de bétail à l’entrée de la ferme, échappe complètement à son entendement d’autant plus que le fermier, de passage dans le pré, lui donne une petite tape amicale sur son cou musclé..

 

Ainsi, nous pouvons conclure que le pessimisme exprime, avant tout, la façon dont nous percevons le monde dans un spectre émotionnel dont les extrémités sont, d’une part, un pessimisme morbide, c’est-à-dire une perception dominée par l’angoisse et les biais cognitifs qui en découlent et, d’autre part, la béatitude bovine. 

 

La lucidité, quant à elle, c’est la capacité à évaluer de manière purement factuelle une situation souvent complexe, à en identifier la nature problématique, à évaluer de manière objective les risques associés aux différentes options disponibles sous l’angle probabiliste d’une issue favorable/défavorable et, ensuite, à décider de la stratégie à suivre afin de donner une fin heureuse à une situation initialement défavorable. 

 

En conclusion, rejeter une vision pessimiste par le simple fait qu’elle puisse être définie comme pessimiste, c’est faire preuve d’autant de curiosité et de créativité qu’une clef à molette faisant face à un boulon rouillé. 

 

Dans la problématique de la lutte contre le réchauffement climatique, on ne compte plus les indices qui donnent une vague idée de la taille du tsunami qui risque bien de nous tomber sur la tête (4). Si nous comparons « l’urgence à agir », déterminée par la sévérité des risques encourus, la contrainte de temps (2050, c’est demain), et les actions prises par la communauté internationale, alors, je pense que la probabilité d’une évolution favorable et spontanée de notre situation est inférieure à l’inverse. Ça, c’est effectivement « être pessimiste ».

 

La vraie question (voir supra) qui se pose est celle de savoir: « Et maintenant, que fait-on ? ».

Certains espèrent que « Teknos » (5) , fils naturel de Dyonisos et d’Aphrodite, va nous sortir de cette mauvaise passe. Et pourquoi pas, finalement, l’espoir fait vivre, non? 

 

Oui, sauf que, si l’espoir fait vivre, c’est également la dernière chose qui reste aux naufragés perdus au milieu de l’océan Pacifique, dans une chaloupe dont ils ont perdu les rames. Peut-être vaudrait-il mieux anticiper, observer, analyser, évaluer, réfléchir et agir, avant d’en arriver là, non?? 

 

Sous ce nouvel éclairage, on comprend qu’un pessimisme fondé sur une évaluation lucide et sans concession se révèle être une condition nécessaire mais non suffisante pour renverser une situation et faire pencher la balance à notre avantage. L’inconvénient, c’est que cette attitude nécessite une mobilisation massive de nos facultés cognitives et que l’exercice peut se révéler aussi désagréable que celui d’un plongeon dans une eau à cinq degrés… On peut comprendre que certains préfèrent, finalement, la douceur de la « béatitude bovine ».

 

 

« Seul l’inconnu épouvante les hommes. Mais pour quiconque l’affronte,

il n’est déjà plus l’inconnu »

Antoine de St Exupéry

 

 

(1) J’utilise cette métaphore depuis des années sans me douter qu’un jour, à quelques détails près, cela se produirait réellement en janvier 2021. Un jeune pilote brésilien, Antonio Sena, a effectué un atterrissage forcé en pleine jungle amazonienne et a survécu pendant 36 jours, seul dans la jungle, avant d’être secouru. Il dit « s’être vu mourir et devoir son salut qu’à sa foi en Dieu ». 

(2) Arbre typique de la région

(3) Je ne crois pas que le film ait été présenté au festival de Cannes, mais il s’agit d’un exemple totalement fictif qui convient bien pour mon propos.

(4) Rogelj, J., D. Shindell, K. Jiang, S. Fifita, P. Forster, V. Ginzburg, C. Handa, H. Kheshgi, S. Kobayashi, E. Kriegler, L. Mundaca, R. Séférian, and M.V.Vilariño, 2018: Mitigation Pathways Compatible with 1.5°C in the Context of Sustainable Development. In: Global Warming of 1.5°C An IPCC Special Report  

(5) "Teknos", Dieu de la technologie et du progrès, est une pure création imaginaire de l’auteur ;-)