C’est un document considéré comme une référence : chaque année à cette période, le constructeur américain Boeing publie son rapport sur les prévisions du secteur aéronautique. Un secteur lourdement impacté par la pandémie, mais qui, selon Boeing, devrait retrouver son niveau de 2019 à partir de fin 2023, début 2024, pour reprendre ensuite ses tendances de long terme, autrement dit une croissance annuelle de 4 à 5%.
D’ici 2040, Boeing envisage une demande 43.610 nouveaux avions qui se répartissent comme suit d’un point de vue géographique :
9160 en Amérique du Nord
8945 en Asie-Pacifique
8705 en Europe
8700 en Chine
3000 au Moyen-Orient
2500 en Amérique du Sud
1540 en Russie et Asie centrale
1030 en Afrique.
L’immense majorité serait constituée d’avions monocouloirs (32.660, soit 75% de l’ensemble des nouveaux avions).
La flotte mondiale multipliée par deux
Si ces perspectives se réalisent, cela voudrait dire que la flotte mondiale actuelle sera (presque) multipliée par deux d’ici 20 ans : de 25.900 avions en 2019, on passerait à 49.405 en 2040. 70% de cette flotte serait constituée d’avions monocouloirs, 18% de bicouloirs, 7% d’avions-cargos et 5% d’avions régionaux.
D’un point de vue strictement industriel, cela se traduit par des perspectives d’emploi réjouissantes (plus de 2 millions de nouveaux emplois de pilotes, personnel de cabine et techniciens aéronautiques dans le monde, dont 405.000 en Europe).
Mais alors que la donnée environnementale ne peut aujourd’hui plus échapper plus à personne, cette prévision peut aussi susciter l’étonnement.
Selon Waldo Cerdan, expert aéronautique, ce doublement de la flotte mondiale en 20 ans n’est pas compatible avec la nécessité de réduction des gaz à effet de serre : "La stratégie Carbone telle que présentée par l’industrie du transport aérien et soutenue par les autorités se fonde sur quatre piliers que sont les progrès technologiques, des mesures opérationnelles au sein des compagnies, une meilleure gestion de l’espace aérien et les outils de marché (achats de crédits carbone).
Or, en additionnant tous les gains possibles, en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, nous ne parvenons pas à compenser une croissance prévisible dans le transport aérien. Nous sommes loin des valeurs de réduction des émissions préconisées par le GIEC pour espérer rester en deçà d’une augmentation moyenne de deux degrés à la fin du siècle, à savoir une diminution nette de 3% par ans à partir de 2015. Aujourd’hui, certains scientifiques parlent d’une diminution nécessaire de 5% par an".
Croissance aérienne et lutte contre les changements climatiques sont en contradiction
Consciente de ces limites, l’organisation internationale de l’Aviation Civile (OACI) a développé un plan très ambitieux appelé "CORSIA" (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation) qui se base essentiellement sur les outils de marché. "En gros, précise Waldo Cerdan, "cela revient à permettre aux secteurs les plus polluants – en l’occurrence, le transport aérien – d’acheter des crédits carbone auprès d’industries plus propres et capables de réduire leurs propres émissions au-delà des objectifs qui leur ont été fixés.
Ou encore, de participer à des projets de développement propres censés réduire les émissions quelque part ailleurs. Le problème, c’est que si les outils de marchés permettent de toute évidence, notamment aux gros pollueurs, de réduire leurs coûts de transition vers une économie bas carbone, en revanche, ils ne constituent absolument pas une solution en soi dans la mesure où nous travaillons dans une enveloppe fermée, c’est-à-dire que les émissions de gaz à effet de serre doivent globalement diminuer et non pas être transférées d’un secteur à un autre ".
L’expert aéronautique pointe donc une contradiction interne dans la stratégie mise en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique : "Il y a conflit entre le développement du secteur du transport aérien, qui contribue de manière effective à la croissance économique mondiale, et les impératifs liés à la lutte contre le réchauffement climatique.
La question est alors de savoir si le secteur du transport aérien doit bénéficier d’un statut particulier, et, dans ce cas il faudrait pouvoir le justifier, ou bien si cette contradiction est générique et concerne tous les secteurs de l’industrie dont, par exemple, le transport maritime qui, bien que très gros pollueur, fait en sorte de rester sous les radars."
Le cargo a bénéficié de la pandémie
Dans son rapport, Boeing prévoit aussi que la flotte d’avions-cargos va considérablement augmenter puisqu’elle va passer de 2010 appareils en 2019 à 3435 appareils en 2040, ce qui s’explique une fois encore par les changements induits par la pandémie : avant l’arrivée du Covid, près de 50% du cargo aérien était transporté dans les soutes des avions de passagers.
A partir du mois de mars 2019, cette capacité a peu à peu diminué jusqu’à pratiquement disparaître, ce qui a poussé le secteur cargo à trouver d’autres solutions, notamment l’arrivée de nouveaux avions. Une autre explication est l’essor des commandes en ligne, qui avait déjà suscité une croissance du secteur cargo avant la pandémie.
Selon Waldo Cerdan, il sera difficile de changer cette tendance : "Il est 'presque' toujours possible de faire marche arrière ou de faire autrement, mais cette hypothèse fait face à un obstacle majeur, celui d’accepter de penser autrement. Il faut prendre conscience que, si l’accès à de l’énergie bon marché (artificiellement entretenu) et les progrès technologiques ont permis des avancées majeures pour le développement de l’humanité (même si la répartition n’est pas égalitaire), en revanche, une société d’hyperconsommation est difficilement compatible avec le concept de durabilité tel que défini dans le rapport Brundlandt (1987).
L’exemple le plus frappant, et scandaleux en même temps, est celui des 'flights to nowhere' – des vols qui ne vont nulle part, mais qui ont été proposés par certaines compagnies aériennes en période de COVID, notamment, des vols au-dessus de la barrière de corail afin de permettre aux passagers en mal de voyage de garder le goût auquel ils étaient habitués depuis de nombreuses années. En résumé, ce n’est pas l’avion qui pose un problème, c’est ce que nous en faisons ".
Car la demande est clairement là. S’il en fallait une preuve supplémentaire, la plus grande compagnie aérienne à bas prix d’Europe vient de revoir à la hausse ses prévisions de trafic pour les prochaines années : au lieu de 200 millions de passagers annuels d’ici 2026, Ryanair envisage désormais d’en transporter 225 millions. Avant la pandémie, le nombre de passagers de Ryanair était de 149 millions.